Passer de la médecine au monde du spectacle n’est pas un choix anodin. Pourtant, notre invité n’a pas hésité à saisir l’opportunité qui s’offrait à lui, une décision qui allait bouleverser le paysage audiovisuel français. Avec Le Club Dorothée, il a révolutionné la télévision jeunesse, importé les mangas en France et produit des sitcoms devenus cultes, diffusés dans des dizaines de pays. Dans cet interview, Jean-Luc Azoulay partage les coulisses de cette aventure exceptionnelle : ses inspirations, les défis qu’il a relevés et son regard sur l’évolution du divertissement. Peut-on encore recréer un phénomène télévisuel aussi marquant aujourd’hui ? Quels conseils donnerait-il aux nouvelles générations de créateurs ?
Plongez dans l’univers d’un homme qui a marqué toute une époque et dont l’héritage continue d’influencer la télévision française.
Interview exclusive de Jean-Luc Azoulay pour Le Déclic Magazine
Vous faisiez des études de médecine et une opportunité s’est présentée. Avez-vous réfléchi longtemps avant de tout quitter pour le showbiz ?
J’ai très peu réfléchi puisque comme j’étais en quatrième année de médecine, qu’il y avait à l’époque deux sessions, une en juin et l’autre en septembre, je me suis dit que j’allais faire la session de septembre et que j’allais reprendre ma vie normale d’étudiant en médecine. Et puis en septembre, il y a eu d’autres choses, donc je n’ai pas repris ma session. Je me suis dit que je ferais ça l’année suivante. Je peux encore faire ça maintenant, paraît-il. Mes parents étaient catastrophés, tout le monde me disait que j’étais fou, mais j’avais vraiment envie de continuer.
Que vous ont inspiré les émissions de Guy Lux et des Carpentier dans votre carrière ?
C’était la découverte de la télévision. Avant, j’étais un téléspectateur, je les voyais sur mon poste, puis après je suis rentré dans les coulisses, j’ai vu comment ça se passait, j’ai trouvé ça formidable et très intéressant, avec des personnalités très, très fortes. Guy Lux c’était quelqu’un de très intéressant et les Carpentier c’était des génies. Nous avions vraiment une époque de création continue.
En 1987, en signant un contrat avec TF1, aviez-vous déjà un plan de diffusion ou est-ce que les idées sont venues au fur et à mesure ?
Vous savez, il faut être honnête : le Club Dorothée est un enfant de Récré A2, créé par Jacqueline Joubert, qui contenait déjà de nombreux ingrédients. J’ai donc pris ce que je préférais dans Récré A2, puis j’y ai ajouté mes propres ingrédients, ainsi que ceux de Dorothée et de toute l’équipe. C’est ainsi que nous avons fabriqué le Club Dorothée.
L’importation des mangas du Japon a été une révolution. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Les mangas correspondent en réalité à la bande dessinée belge. En France, la bande dessinée belge est culte et les mangas le sont également. J’ai eu la chance, grâce à Sylvie Vartan, d’aller au Japon très tôt, dans les années 70, et de découvrir les mangas en les voyant à la télévision. Je me suis dit que les mangas étaient des œuvres intéressantes.
Donc, au moment de monter le Club Dorothée, comme il n’y avait plus de dessins animés européens rachetés au niveau européen par Berlusconi, qui possédait La Cinq en Italie et en France, je me suis dit : pourquoi ne pas proposer ces mangas ? Et ça a très bien marché, tout simplement parce que c’étaient des produits de qualité.

Vos sitcoms ont dépassé nos frontières. Dans combien de pays ont-elles été diffusées et laquelle a rencontré le plus grand succès ?
Je crois que les sitcoms ont été diffusées dans 66 ou 70 pays. Et je crois que le sitcom le plus diffusé dans le monde entier est Hélène et les Garçons. Il a même servi, dans certains pays, à l’apprentissage du français.
Quels sont les points communs entre les quatre chanteuses autour de vous (Sylvie Vartan, Dorothée, Hélène Rollès et Elsa Esnoult) ?
Leur point commun, c’est qu’elles ont toutes les quatre du talent, bien que ce soit des talents différents. Ce sont des femmes extraordinaires qui ont ce petit quelque chose en plus : elles sont travailleuses, passionnées et aiment profondément leur métier. Elles partagent toutes ce même état d’esprit.
Sylvie Vartan, c’est la fondatrice. C’est une artiste exceptionnelle avec qui j’ai appris mon métier. Nous avons grandi ensemble dans ce milieu, car nous étions très jeunes. J’étais un petit jeunot, j’avais 18 ans, et elle en avait 21, donc l’écart n’était pas si grand. J’ai eu la chance de travailler avec elle et Johnny Hallyday, et d’apprendre ainsi toutes les bases du métier. Ensuite, j’ai appliqué ces enseignements avec d’autres chanteuses.
Chacune a sa propre personnalité, mais elles ont toutes le même talent, la même envie et la même force dans leur relation avec le public. Vous savez, le talent, ça ne s’invente pas.
Êtes-vous encore en contact avec le cofondateur d’AB Productions, Claude Berda ?
Oui, je suis bien sûr toujours en contact avec Claude Berda qui restera mon ami. Mais il s’est orienté vers d’autres domaines. Il travaille désormais dans l’immobilier, estimant que le show-business est trop compliqué et qu’il vaut mieux construire des maisons.
Vous avez produit 1 200 heures de programmes par an sur TF1. Cela ne vous faisait-il pas peur ?
Non, on ne s’en rendait pas compte. On ne calculait pas les heures mais les émissions que nous faisions. Notre objectif était de bien les réaliser, de trouver des idées, des thèmes et de les concrétiser.
À l’époque, TF1 était une chaîne qui renaissait avec une nouvelle direction et un nouveau management. La plupart des animateurs étaient partis sur d’autres chaînes, et nous, nous étions un peu les pompiers de TF1. C’est-à-dire que lorsqu’une tranche ne fonctionnait pas, Étienne Mougeotte nous appelait : « Vous n’avez pas une idée ? » C’est ainsi que nous avons créé Le Club Dorothée l’après-midi, ainsi que les sitcoms et tout le reste.
Vous aviez le projet de lancer AB Sat, en concurrençant TF1. Quelle a été leur réaction ?
En réalité, ce qui s’est passé, c’est que j’ai eu l’idée d’AB Sat parce que je voyageais beaucoup. Je savais qu’en France, nous avions peu de chaînes de télévision par rapport à d’autres pays. Un jour, j’ai dit à Claude Berda : « Tu sais, un jour, on aura autant de chaînes qu’il y a de magazines dans les kiosques ».
Nous en avons discuté et travaillé sur ce projet. Nous avons alors tenté de proposer AB Sat à TF1. Patrick Le Lay était partant avec Claude pour le développer ensemble. Mais ils ne se sont pas mis d’accord sur le nombre de chaînes. Le désaccord a conduit à une rupture et nous avons finalement lancé AB Sat sans Patrick Le Lay.
Celui-ci, mécontent, s’est vengé en nous virant ! Voilà, c’est tout bête !
Jacky vous décrit comme un génie pour votre créativité. Serait-il encore possible, en 2025, de créer une émission comme Le Club Dorothée ?
Alors déjà, je suis un véritable génie… mais sans bouillir, parce que c’est important ! Plus sérieusement, on peut toujours créer quelque chose. Il y a toujours de la place pour l’innovation, toujours de nouvelles idées et de nouveaux concepts qui émergent. Oui, il serait possible de créer une émission dans le même esprit.
Pas une copie, bien sûr, car les époques changent, mais un programme qui suivrait le même principe : être proche du public, s’adresser directement à lui, le considérer avec respect, comme des individus à part entière et non comme de simples spectateurs passifs. C’est une approche que nous continuons d’appliquer aujourd’hui, notamment avec Les Mystères de l’Amour et toutes les fictions que nous produisons.
Vous dites en interview que vous n’aimez pas trop apparaître en soirée. Partagez-vous l’expression : Vivons heureux, vivons cachés ?
Oui et non, ce n’est pas seulement ça. C’est surtout que lorsqu’on a du travail, on ne peut pas être partout. On ne peut pas être à la fois aux cocktails, aux événements mondains et pleinement investi dans son travail. Je préfère me concentrer sur ce que je fais et bien le faire. Mais de temps en temps, j’y vais, quand j’ai le temps.
Votre qualité, c’est la créativité, mais aussi la fidélité, en travaillant avec les mêmes personnes depuis 30 ans. Peut-on dire que c’est la famille AB Productions ?
Vous savez, ce sont des personnes que nous avons connues, pour la plupart, lorsqu’elles avaient 18, 19 ou 20 ans. Elles ont grandi pendant que nous, nous vieillissions. C’est un peu comme une famille, presque comme nos enfants, car lorsqu’ils ont des problèmes, ils m’appellent. Nous nous voyons régulièrement. Nous n’avons jamais perdu le contact et nous nous apprécions sincèrement. C’est une troupe, comme les troupes de théâtre d’autrefois ou une véritable tribu.
L’émission « Merci Dorothée ! » a connu un véritable succès d’audience. Comment expliquez-vous cette nostalgie toujours présente ?
Tout simplement parce qu’autrefois, c’étaient des enfants qui regardaient Dorothée, et aujourd’hui, ce sont des adultes qui se souviennent de leur enfance. Et puis, « Merci Dorothée ! », c’était une très bonne émission… comme toutes les émissions de Dorothée d’ailleurs ! Cela leur rappelle de bons souvenirs.
Y aura-t-il un retour possible de ces séries cultes en 2025 ?
Moi, j’aimerais bien faire des reboots, comme on dit maintenant, de ces séries. Mais il faut qu’un diffuseur soit intéressé et que nous ayons les moyens de le faire. Cela dit, je pense que l’on pourrait soit faire des reboots, soit créer de nouvelles séries, car au fond, ce sont toujours les mêmes thèmes qui reviennent.
On n’est pas obligé de tout reprendre à l’identique. En ce moment, ce qui fonctionne bien, ce sont les marques. Les diffuseurs aiment les marques parce que cela les rassure. On voit ainsi le retour du Bigdil, d’anciens jeux télévisés, comme La Roue de la Fortune, et bien d’autres. Donc, pourquoi pas relancer une marque ? Mais, très honnêtement, je préférerais créer quelque chose de nouveau plutôt que de simplement reprendre un concept existant. Mais après tout… pourquoi pas ?
Quel conseil donneriez-vous à la génération de jeunes créatifs ? Pensez-vous que tout a déjà été inventé ?
C’est exactement ce qu’on nous a dit quand nous avons commencé. Il y a toujours de nouvelles choses à créer car le monde évolue en permanence. La technologie change, les mentalités aussi. Il y aura toujours de la place pour l’innovation. Le seul conseil que je peux leur donner, c’est de garder leurs idées, d’aller jusqu’au bout et de ne jamais se dire « C’est trop difficile, j’arrête ».
Un mot de conclusion pour Déclic Magazine ?
Eh bien, écoutez, j’espère que cela donnera Le Déclic à de nombreux entrepreneurs de se mettre dans la boucle et d’aller au bout de leurs idées.